Epopée Balnéaire

En 1962, à mon arrivée à la ville de Marseille, ayant entrepris un tour d’horizon des problèmes qui se posaient, il m’apparut que sur la quarantaine de kilomètres de littoral marseillais il n’y avait, outre quelques plagettes, qu’une seule plage -celle du Prado- à la taille d’une grande ville.

Mais elle souffrait de deux handicaps majeurs qui expliquaient sa faible fréquentation :
– elle était étroite : une dizaine de mètres entre le Roucas Blanc et le David, un peu plus après le David ; puis elle se rétrécissait et à partir de l’avenue de Bonneveine il n’y avait plus de plage, la mer venant jusqu’à la route.
– elle était très polluée par l’Huveaune qui s’y déversait : on évalua plus tard cette pollution à 500 000 équivalents-habitants et si les normes de qualité actuelles avaient existé il aurait fallu y interdire formellement toute baignade.

Ce dernier handicap parut surmontable : le projet d’assainissement associé au Plan Directeur d’Urbanisme alors en vigueur prévoyait en effet la construction d’un second grand émissaire (l’actuel étant proche de la saturation) et il était possible, pour un coût raisonnable, de le surdimensionner de telle sorte que le flot estival de l’Huveaune – 4 m3/sec environ – puisse y être détourné. Ainsi, même si la dépollution de la rivière tardait, celle de la plage en été serait acquise.

Restait l’étroitesse. J’appris alors que la plage de la Croisette à Cannes – qui souffrait aussi d’étroitesse – venait d’être élargie en édifiant simplement une série d’épis en enrochements selon un projet étudié par la SOGREAH, un bureau d’études grenoblois spécialisé dans l’hydraulique. L’étude d’une réalisation analogue à Marseille lui fut confiée ; elle confirma la faisabilité d’un tel projet : moyennant des épis assez conséquents – car la violence de la mer certains jours le nécessitait – il était possible de faire émerger le sable fin naturellement présent au fond de l’eau et d’obtenir la formation d’une plage de 20 à 30 mètres de large, au tracé festonné au rythme des épis.

Mais c’était assez coûteux et il n’était pas question de financer un tel projet autrement que par des emprunts. A l’époque les emprunts étaient affectés : à chaque projet correspondait un emprunt déterminé et on ne pouvait faire des transferts financiers ; par ailleurs la Caisse des Dépôts – seul bailleur de fonds – ne prêtait que pour des projets subventionnés par l’Etat, lequel, estimant qu’il y avait mieux à faire que de s’amuser, ne subventionnait pas les aménagements de loisir. On restait donc en panne de financement, dans l’attente de jours meilleurs.

Sur ces entrefaites René EGGER – un architecte bien connu de la ville pour, notamment, y avoir construits des bâtiments scolaires avec un efficace procédé de semi préfabrication de son cru – me déclara un jour que, habitant au Roucas Blanc, il se désolait de voir depuis ses fenêtres une plage aussi peu accueillante et me demanda s’il n’y avait rien à faire. Lui ayant expliqué ce qu’il en était il suggéra de gagner plus de terrain sur la mer de façon à pouvoir y édifier de grands immeubles en front de mer : les promoteurs pourraient alors financer une grande part des travaux maritimes à réaliser. Je lui répondis que son idée posait deux problèmes : l’un technique sur la possibilité de gagner beaucoup plus de terrain sur la mer, l’autre politique sur l’acceptabilité de grands immeubles en front de mer ; il fut entendu que je m’occuperai du premier et lui du second.

Un complément d’étude en ce sens fut demandé à la SOGREAH ; il se confirma que l’on pouvait gagner sur la mer 200 m environ moyennant des ouvrages très conséquents et l’utilisation d’un petit gravillon pour les plages car le sable naturel – très fin – aurait été entrainé vers les fonds.

De son côté le pouvoir politique donna son accord à l’avant projet d’aménagement prévoyant de grands immeubles en front de mer qui fut alors élaboré.

Des contacts furent pris avec d’éventuels promoteurs ; ils se déclarèrent intéressés, pas au point cependant de préfinancer les premiers travaux : leur confiance dans les ingénieurs n’allait pas jusqu’à être tout à fait sûr que l’on puisse construire là où, dans l’immédiat, on se trouvait en pleine mer. L’impasse financière perdurait.

C’est alors que la Caisse des Dépôts, réalisant que l’on s’acheminait vers une civilisation de loisirs, décida de financer de tels aménagements même s’ils n’étaient pas subventionnés par l’Etat. Le projet de Marseille l’intéressa : il était prêt, bien étudié et, étant donné sa nature et sa situation dans une grande ville, sa réalisation ne pourrait que valoriser celui qui aurait participé à son financement.

 Les travaux

On put ainsi entreprendre une première tranche de travaux, entre le Roucas Blanc et le David. Les ouvrages à la mer y sont très conséquents (puisqu’il fallait bien protéger des tempêtes les immeubles qu’on allait construire juste derrière eux) et les déblais du métro (principalement ceux de la 2ème ligne) y trouvèrent une utilisation avantageuse.

Cette première tranche achevée les promoteurs purent être invités à formuler des propositions. C’est alors que se révéla une difficulté que l’on n’avait pas ignorée mais mal évaluée : les promoteurs ont l’habitude de financer leurs opérations par des emprunts gagés sur le terrain utilisé ; or, dans le cas présent, ce terrain c’était la mer, qui est domaine public, imprescriptible par nature ; on avait pensé s’en sortir en recourant à une loi sur les lais et relais de la mer, datant de l’Ancien Régime ; mais elle n’avait pas été conçue pour bâtir en front de mer et il fallait l’amender ; cela paraissait possible, mais allait demander un certain temps car ce n’était pas une priorité pour le gouvernement.

En attendant les remblais mis en place restaient exposés à une forte érosion éolienne les jours de mistral ; les immeubles bordant la route en étaient empoussiérés et il fallait se protéger de cette érosion ; plusieurs procédés furent envisagés : le plus économique était d’y faire pousser de l’herbe ; ce que l’on fit.

C’est alors que, à la grande surprise de tous ceux qui participaient à ce projet car ils ne s’y attendaient pas du tout, le public marseillais s’appropria ces vastes pelouses vertes en bord de mer (qu’il fallut refaire pour qu’elles supportent mieux le piétinement) ; elles tranchaient avec le reste du littoral marseillais, rocheux et peu accueillant, dépourvu de plages et elles pouvaient accueillir maintes manifestations. Par ailleurs les grands immeubles en front de mer n’avaient plus la cote ; des réalisations comme Marina baie des Anges entre Antibes et Nice avaient déçu. Il fut alors décidé d’abandonner tout projet immobilier sur le terrain gagné sur la mer et d’en faire le parc balnéaire qu’il est devenu.

L’aménagement fut alors poursuivi au delà du David jusqu’à Vieille Chapelle ; comme il n’y avait plus d’immeubles à protéger on économisa sur les ouvrages à la mer : ils ne résisteront pas à la tempête du siècle qui y causera de sérieux dégâts ; on est peut être allé un peu trop loin en ce sens : la dernière plage, celle dite de Vieille Chapelle, devait être protégée par un brise-lame situé au large qui n’a pas été réalisé ; on s’est contenté de renforcer une diguelette édifiée pour éviter que, lors de leur mise en place, les remblais aillent polluer l’herbier de Posidonies ; mais cet ouvrage, très exposé aux tempêtes habituelles, doit être repris tous les ans, si bien que la plage est constituée de blocs rocheux autant que de galets et la tempête du siècle attaquera sérieusement les remblais situés en arrière.

Dans cette partie de l’aménagement les remblais furent fournis essentiellement par les déblais du chantier de la station d’épuration (ce que les dépliants touristiques ignorent : ils ne parlent que de ceux du métro) et leur abondance permit d’édifier des collinettes, ce qui est très inhabituel quand on gagne du terrain sur la me ; de sorte qu’aujourd’hui les usagers de la route n’imaginent pas qu’il y a un demi siècle cette route était bordée par la mer.

Il ne restait plus qu’à équiper cet aménagement d’équipements balnéaires (poste de secours, sanitaires, vestiaires…) et d’équipements commerciaux (buvettes, restaurants….) dont était dépourvue la plage originelle car la clientèle n’existait pas. C’est ainsi que naquit l’Escale Borély.

 Deux mises au point

En terminant je voudrais faire deux mises au point :
– certains croient que la plage a été aménagée pour trouver un exutoire aux déblais du Métro. Il n’en est rien ; ces deux projets ont vu le jour et se sont développés séparément et c’est une pure coïncidence si une partie des déblais du métro puis ceux de la station d’épuration y ont été utilisés ; ce qui fut financièrement très avantageux car c’était bien moins coûteux que de se débarrasser de ces déblais quelque part dans la nature.
– le Maire ne porta pas à cette opération autant d’intérêt que ce que beaucoup pensent. C’était assez inattendu compte tenu de son comportement habituel vis à vis des grands projets et il me fallut un certain temps pour comprendre qu’il craignait qu’on lui reproche de trop en faire pour les quartiers sud par rapport aux quartiers nord. Il n’ignorait pas qu’à l’état naturel le littoral nord comportait une série de plages séparées par des caps, plus attrayantes que la plage du Prado ; mais l’extension du port les avait fait disparaître et rendait impossible leur renaissance. Il insista pour que l’on fasse quelque chose et c’est ainsi qu’à Corbières, à l’extrémité des ouvrages portuaires, on réalisa un petit aménagement balnéaire ; mais des contraintes topographiques très sévères ne permirent pas qu’il soit comparable au parc balnéaire du Prado ; il demanda alors que l’on organise des services d’autobus gratuits à l’intention des habitants des quartiers nord pour les amener aux plages du Prado.

Georges Lacroix
25.05.2010